annales 2007-2011
Traiter l’un des deux sujets au choix.
Sujet 1 : Les configurations électorales.
Sujet 2 : Les mécanismes de production des verdicts électoraux.
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Vous traiterez au choix un des sujets suivants :
1 er sujet : commentaire
Indépendamment du facteur personnel qui est imprévisible et des circonstances locales dont la complexité est
déconcertante, on peut, je crois, trouver des explications profondes, et du reste satisfaisantes, aux diversités
géographiques de l'activité politique.
Je me méfie de l'explication unique, de la clef qui prétend ouvrir toutes les serrures : on tombe dans le système
et on s'éloigne de la vie, qui n'est pas simple. Je me méfie également, à l'opposé, des gens qui veulent tout expliquer par
les circonstances : l'intérêt personnel, la pression gouvernementale ou cléricale, les intrigues de la police, les coteries
locales ; je ne nie pas que c'est justement ce qu'on voit dans toute contestation politique, mais il faut se défendre de ce
pointillisme, car il est trompeur ; il disparaît, à la vérité, devant des causes plus générales et plus profondes, quand on
considère une série d'élections ; le collectif grandit alors au détriment de l'individuel et la tendance de fond absorbe le
circonstanciel.
L'explication la plus raisonnable de l'attitude politique d'une population paraît résider plutôt dans sa structure
sociale. Cette structure est-elle égalitaire ou hiérarchique, s'agit-il par exemple d'une population de propriétaires
indépendants et égaux entre eux, ou d'une aristocratie de grands seigneurs fonciers superposés à de petits fermiers ou
métayers, voilà ce qu'il importe de savoir. Il faut se demander aussi si telle forme d'exploitation agricole, avec un
prolétariat concentré de prolétaires ruraux, ne fait pas ressembler socialement telles campagnes à une région
industrielle. Cet ordre de questions comporte naturellement une infinie variété, mais on revient toujours à un petit
nombre de types dans la structure sociale, et il est certain qu'il y a là, dans la formation du tempérament politique, un
facteur primordial.
Mais on ne s'aurait s'arrêter là, car la religion, ou plus exactement la conception politique qu'on s'en fait, n'est
pas un facteur moins important. Le Midi sait bien qu'une carte des protestants dans les Cévennes, est en même temps,
une carte politique. Dans l'Ouest, il y a des régions cléricales, au sens propre du terme, ou le prêtre constitue l'influence
politique dominante ; ailleurs les gens sont catholiques mais politiquement n'écoutent pas leur clergé. La vérité, c'est
qu'on ne saurait juger utilement aucune situation politique sans s'être renseigné sur ce point, car le facteur religieux,
lorsqu'il joue en politique, est décisif. M. Gabriel Le Bras, professeur de droit canon à la Faculté de droit de Paris, est en
train d'établir une carte catholique de la France : ce sera une contribution fondamentale à la connaissance non seulement
religieuse mais politique du pays.
La structure sociale, la religion sont conditionnées par l'histoire, dont une étude comme celle-ci ne peut
naturellement se désintéresser. Le passé vit dans le présent et il ne serait pas faux de dire, à la façon d'Auguste Comte,
qu'une élection comporte en fin de compte plus de morts que de vivants (je le dis sans malignité pour ces communes où
effectivement l'on fait voter les morts). Il faut donc se préoccuper de savoir quels éléments humains une population est
composée : les gens sont-ils autochtones ou immigrés, et dans ce cas d'où viennent-ils ? Sont-ils venus en conquérants,
ou bien appelés comme main-d’oeuvre, ou bien encore parce qu'ils étaient chassés d'ailleurs ? Les Normands, par
exemple, race scandinave, se comportent politiquement d'une façon qui leur est propre et n'a d'équivalent nulle part
ailleurs en France. Le Plateau Central, encore que très complexe au point de vue ethnique, présente une originalité
analogue : lorsqu'il descend par l'émigration, soit vers Paris, soit vers les Plaines viticoles du Midi, on observe une
juxtaposition d'hommes qui, au moins au début, demeurent fort distincts les uns des autres.
A la longue toutefois, le milieu géographique a raison de toutes ces différences et crée, par l'adaptation au sol
et au climat, des collectivités nouvelles. On retrouve donc toujours en fin de compte la géographie, et c'est bien
pourquoi il y a une géographie politique, plus exactement une géographie de l'opinion politique, qui se modèle
étroitement sur la géologie, le relief, le climat, l'exposition ou l'orientation des régions.
Si toutefois je devais retenir, à la façon de Taine, un trait dominant, il me semble que je choisirais la classe
sociale, en employant ce mot dans son sens le plus large, le plus biologique si j'ose dire. L'électeur, dans son vote, est
sans doute déterminé à la surface par son intérêt personnel, mais il le conçoit généralement sous l'angle de la classe
sociale à laquelle il appartient. Distinguons cependant cette nuance qu'il paraît se déterminer surtout par l'idée qu'il se
fait des intérêts de sa classe et qu'il transpose cette idée dans le domaine du sentiment et de la passion. Il s'agit d'une
sorte de mystique, qui fait passer le vote du domaine individuel à celui du parti ou du groupe, et du domaine de la raison
à celui de la passion. Il se constitue ainsi une mystique ouvrière, une mystique bourgeoise, une mystique paysanne, ou,
pour nous référer aux oppositions les plus essentielles, une mystique de Gauche et une mystique de Droite. Observez
l'attitude gouvernementale ou parlementaire ! Elle est en fait déterminée par ces mystiques, auxquelles on essaie de se
conformer. C'est le plus souvent le cas du député qui vote bleu, blanc ou qui s'abstient.
Finalement, on vote donc sur les conceptions de la vie, mot d'apparence bien prétentieuse peut-être, mais qui
cependant répond à une réalité. Les élections françaises, dans ces conditions, ressemblent à des recensements où les
gens répètent sans se lasser, tous les quatre ans, qu'ils sont républicains, catholiques, anticléricaux. On leur demanderait
la couleur de leurs cheveux que (s'agissant naturellement du vote masculin) la réponse ne changerait guère davantage,
d'où sans doute la constance extraordinaire des consultations politiques.
Extrait de : André Siegfried, “Une géographie de l'opinion publique est-elle possible ?”,
Nouvelle Revue
Française,
1er novembre 1937.
2 ème sujet : dissertation
Les élections en France de 1848 à 1870.
Traiter l’un des deux sujets au choix.
Sujet 1 : La politisation.
Sujet 2 : commentaire de texte (Extrait de L'Yonne Républicaine du 9 juin 1958)
MM. DE RAINCOURT ET PLAIT ONT ETE REELUS HIER SENATEURS DE L'YONNE
Notre département de l'Yonne devait élire, hier, ses deux sénateurs, les sortants, MM. De Raincourt et Plait étant arrivés au terme de leur mandat de six années. Les opérations du scrutin se sont déroulées au chef-lieu [Auxerre NDE], dans les salles du palais de justice. On trouvera ci-dessous les résultats détaillés.
Dès 8 h 30 du matin, les abords de la maison où dame Thémis a installé ses balances s'animaient d'une façon inaccoutumée. On se serait cru au jour d'un grand procès d'assises. Au fait, c'en était un, puisque les inculpés, Plait et De Raincourt, étaient appelés à rendre compte de leurs actes devant un jury composé des 933 grands électeurs du département qui devaient, ou bien les acquitter et leur dire : ? continuez ?; ou bien les condamner et les renvoyer à leurs occupations professionnelles : M. le docteur Plait à ses malades et M. De Raincourt à ses tracteurs et à ses barrages sur les routes...
Ils étaient tous là, ou presque, ces 933 grands électeurs, auxquels étaient, en outre, venus se joindre les personnages bien connus, habitués ou passionnés des luttes politiques en général et des joutes électorales en particulier. La place du Palais-de-Justice se transformait rapidement en un véritable forum d'où, bien sûr, les chants étaient exclus mais où les conversations particulières allaient bon train. Tandis qu'à l'intérieur quatre bureaux de vote recueillaient les bulletins des grands électeurs, dehors on parlait un peu politique mais davantage de la pluie et du beau temps et des maudits orages de ces derniers jours qui ont fait tant de ravages au point que, comme les années précédentes, nous n'aurons pas une goutte de chablis 1958 pour nous humecter la glotte et l'épiglotte. Et c'est vraiment dommage...
Quatre listes de deux candidats briguaient les suffrages des électeurs du second degré : MM. Plait et De Raincourt, RI [républicains indépendants NDE] et sénateurs sortants; MM. Gérard Vée (SFIO) et Boully (républicain socialiste), qui s'étaient associés pour recueillir les suffrages de la gauche républicaine et socialiste; la toute charmante Mlle Pagani et M. Séguin, élus l'un et l'autre conseillers généraux sous l'étiquette des RI, mais qui avaient pris le maquis de la dissidence pour tailler des croupières à MM. Plait et De Raincourt, de la même obédience.
Dans les groupes qui discutaient sur la place du Palais-de-Justice, on comprenait mal les raisons de ce schisme chez les modérés, gens d'habitude traditionalistes et qui ont, depuis toujours condamné et combattu... le paganisme sous toutes ses formes, même les plus opulentes. Enfin, MM. Durand et Danrée, sans prétentions mais non sans convictions,étaient les porte-drapeaux (rouge) de l'extrême-gauche progressiste et communiste. On sait, d'autre part, que M. Jean-Michel Renaitour, qui n'en loupe pas une d'élection, se drapant de lin blanc et de dignité, avait décidé héroïquement, en dernière heure, de renoncer au combat. Le cher homme, craignant en effet d'être élu, ne voulait pas être, du même coup, condamné au chômage forcé et payé. Il veut gagner son avoine honnêtement ou préfère s'en passer... Mais consolons-nous. Nous le reverrons, très certainement!...
Onze ? plombes ? sonnaient à l'horloge de la Tour-Gaillarde lorsque les présidents des quatre bureaux de vote déclarèrent clos le premier tour de scrutin. Aussitôt les scrutateurs se mettaient à l'ouvrage, tandis que MM. Les grands électeurs et leurs amis quittaient les cafés des environs où ils avaient été se rafraîchir le palais et ralliaient celui de la justice, où il faisait bigrement chaud. Une heure plus tard, sous le coup de midi, M. le président proclamait les résultat : sur 933 inscrits, il y avait 928 votants et 920 suffrages valablement exprimés qui se répartissaient ainsi [suit l'analyse des résultats et l'annonce de la réélection d'un des deux sénateurs sortants NDE]. Enfin, Mlle Pagani voit ses espérances s'effondrer. Elle ne fait pas encore le poids. Et à l'inverse de la chèvre de... Monsieur Seguin, elle n'a pas combattu jusqu'au bout, préférant ? laisser tomber ? purement et simplement après ce premier round qui lui avait été fatal. Ce qui était d'ailleurs beaucoup plus sage.
Qu'allaient faire les candidats du PC, encore que leur décision ne puisse avoir d'influence déterminante ?... Une déclaration de leur fédération départementale nous l'apprenait au début de l'après-midi. Elle était ainsi rédigée : [suit la reproduction intégrale du communiqué annonçant le maintien du candidat NDE].
A l'ouverture du second tour de scrutin, à 15 h 30, nous nous retrouvions donc en présence de trois candidats pour le second siège à pourvoir : M. le docteur Plait, conseiller sortant [confusion dans les mandats NDE] (RI), M. Gérard Vée (SFIO), M. Danrée (communiste). On recommence à voter jusqu'à 17 h 30, avec une égale assiduité, et le dépouillement donna les résultats suivants : 926 votants et 895 suffrages exprimés. Vingt-cinq électeurs de la liste Pagani-Seguin ont donc voté blanc, tandis que les autres reportaient leur suffrage sur M. le docteur Plait qui obtenait 554 voix et était donc proclamé élu.
(...)
Ainsi, se terminait cette journée d'élections qui ne fut marquée par aucun incident. Comme prévu, MM. Plait et De Raincourt ont été réélus. Mais pour combien de temps ?... La nouvelle Constitution en préparation nous le dira sans doute au mois d'octobre prochain.
Georges Carré
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Traiter l’un des deux sujets au choix.
Sujet 1 : Quel est le rôle des technologies électorales dans l'encadrement du vote ?
Sujet 2 : commentaire de texte :
Bien des gens, en Europe, croient sans le dire, ou disent sans le croire, qu’un des grands avantages du vote universel est d’appeler à la direction des affaires des hommes dignes de la confiance publique. Le peuple ne saurait gouverner lui-même dit-on, mais il veut toujours sincèrement le bien de l'État, et son instinct ne manque guère de lui désigner ceux qu’un même désir anime et qui sont les plus capables de tenir en main le pouvoir.
Pour moi, je dois le dire, ce que j’ai vu en Amérique ne m’autorise point à penser qu’il en soit ainsi. A mon arrivée aux États-Unis, je fus frappé de surprise en découvrant à quel point le mérite était commun parmi les gouvernés, et combien il l’était peu chez les gouvernants. C’est un fait constant que, de nos jours [NDE : 1835], aux États-Unis, les hommes les plus remarquables sont rarement appelés aux fonctions publiques, et l’on est obligé de reconnaître qu’il en a été ainsi à mesure que la démocratie a dépassé toutes ses anciennes limites. Il est évident que la race des hommes d'État américains s’est singulièrement rapetissée depuis un demi-siècle.
On peut indiquer plusieurs causes de ce phénomène.
Il est impossible, quoi qu’on fasse, d’élever les lumières du peuple au-dessus d’un certain niveau. On aura beau faciliter les abords des connaissances humaines, améliorer les méthodes d’enseignement et mettre la science à bon marché, on ne fera jamais que les hommes s’instruisent et développent leur intelligence sans y consacrer du temps.
Le plus ou moins de facilité que rencontre le peuple à vivre sans travailler forme donc la limite nécessaire de ses progrès intellectuels. Cette limite est placée plus loin dans certains pays, moins loin dans certains autres ; mais pour qu’elle n’existât point, il faudrait que le peuple n’eût point à s’occuper des soins matériels de la vie, c’est-à-dire qu’il ne fût plus le peuple. Il est donc aussi difficile de concevoir une société où tous les hommes soient très éclairés, qu’un État où tous les citoyens soient riches ; ce sont-là deux difficultés corrélatives. J’admettrai sans peine que la masse des citoyens veut très sincèrement le bien du pays ; je vais même plus loin, et je dis que les classes inférieures de la société me semblent mêler, en général, à ce désir moins de combinaisons d’intérêt personnel que les classes élevées, mais ce qui leur manque toujours plus ou moins, c’est l’art de juger des moyens tout en voulant sincèrement la fin. Quelle longue étude, que de notions diverses sont nécessaires pour se faire une idée exacte du caractère d’un seul homme ! les plus grands génies s’y égarent, et la multitude y réussirait ! le peuple ne trouve jamais le temps et les moyens de se livrer à ce travail. Il lui faut toujours juger à la hâte et s’attacher au plus saillant des objets. De là vient que les charlatans de tous genres savent si bien le secret de lui plaire, tandis que, le plus souvent, ses véritables amis y échouent.
Du reste, ce n’est pas toujours la capacité qui manque à la démocratie pour choisir les hommes de mérite, mais le désir et le goût.
Il ne faut pas se dissimuler que les institutions démocratiques développent à un plus haut degré le sentiment de l’envie dans le cœur humain. Ce n’est point tant parce qu’elles offrent à chacun des moyens de s’égaler aux autres, mais parce que ces moyens défaillent sans cesse à ceux qui les emploient. Les institutions démocratiques réveillent et flattent la passion de l’égalité sans jamais pouvoir la satisfaire entièrement. Cette égalité complète s’échappe tous les jours des mains du peuple au moment où il croit la saisir, et fuit, comme dit Pascal, d’une fuite éternelle ; le peuple s’échauffe à la recherche de ce bien d’autant plus précieux qu’il est assez près pour être connu, assez loin pour n’être point goûté. La chance de réussir l’émeut, l’incertitude du succès l’irrite ; il s’agite, il se lasse, il s’aigrit. Tout ce qui le dépasse par quelque endroit lui paraît alors un obstacle à ses désirs, et il n’y a pas de supériorité si légitime dont la vue ne fatigue ses yeux.
Beaucoup de gens s’imaginent que cet instinct secret qui porte chez nous les classes inférieures à écarter autant qu’elles le peuvent les supérieures de la direction des affaires ne se découvre qu’en France ; c’est une erreur : l’instinct dont je parle n’est point français, il est démocratique ; les circonstances politiques ont pu lui donner un caractère particulier d’amertume, mais elles ne l’ont point fait naître […]
Tandis que les instincts natures de la démocratie portent le peuple à écarter les hommes distingués du pouvoir, un instinct non moins fort porte ceux-ci à s’éloigner de la carrière politique, où il leur est si difficile de rester si complètement eux-mêmes et de marcher sans s’avilir […]
Il m’est démontré que ceux qui regardent le vote universel comme une garantie de la bonté des choix se font une illusion complète. Le vote universel a d’autres avantages, mais non celui-là.
Alexis de Tocqueville, « De la démocratie en Amérique » ,
in Œuvres complètes, tome I, vol. 1, pp. 203-205.
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Vous traiterez au choix un des sujets suivants :
1er sujet : DISSERTATION
La science de l'élection
2
ème sujet : COMMENTAIRE DE DOCUMENT
Elections européennes. Entretien avec Anne Muxel : « Des électeurs plus volatils, plus
protestataires »
Comment les électeurs font-ils leur choix et l’expriment-ils ? Questions difficiles dont les
réponses jouent sur les stratégies et positionnements des partis politiques. Pour mieux
comprendre les résultats du dernier vote européen, radiographie de l’électeur français avec la
politologue Anne Muxel.
Quelle est la particularité de l’enquête relative au choix des électeurs que vous venez de
publier ?
Anne Muxel. En 2002, au Cevipof, nous avions constitué un panel électoral que nous avions
suivi pour l’élection présidentielle et les législatives. Nous avons reproduit le même
dispositif d’enquête. Ce dispositif, unique, nous permet de suivre l’électeur sur la durée et
dans sa trajectoire de vote, dans toute la maturation de son choix, contrairement aux enquêtes
électorales habituelles qui photographient l’électorat à un moment du temps donné. Ce que nous
permet un panel électoral, c’est d’introduire la dimension diachronique et temporelle et de
suivre non seulement dans le temps mais aussi d’analyser le vote dans des scrutins différents.
Vos analyses sur le scrutin de 2007 montrent trois phénomènes qui traversent l’électorat
français : sa mobilité, son indécision et une forte abstention…
A.M. En une vingtaine d’années, on a vu effectivement s’accroître le phénomène de l’indécision
électorale et de la perplexité de l’électeur face au choix. Cela est lié notamment à un
affaiblissement très net des identifications partisanes, des loyautés politiques durables,
mais aussi de la norme civique du droit de vote qui s’est relâchée. La conjonction de ces
changements des électeurs avec l’évolution du système politique et de la façon de faire de la
politique, conduit à favoriser un comportement électoral moins enclin à la fidélité du choix
et à la systématicité de la participation. Le profil aujourd’hui de l’électeur français, c’est
un électeur qui va jouer beaucoup plus de l’intermittence du vote et de l’abstention, qui va
aussi utiliser son vote, quand il va voter, à des fins protestataires mais qui peut aussi
utiliser l’abstention à des fins protestataires. On a des électeurs à la fois plus mobiles,
plus volatils mais également plus protestataires.
Ces phénomènes s’observent-ils dans les dernières élections ?
A.M. Certes, il s’agit d’un scrutin particulier, qui n’est pas forcément le meilleur pour
faire des pronostics sur l’état des forces politiques en France. Mais il montre bien en tout
cas le rôle spécifique de l’abstention. Ce scrutin suscite plus d’abstention car ce sont des
élections considérées comme étant de second ordre, au travers desquelles une bonne partie des
électeurs exprime des réponses par rapport à la situation nationale. Envisagée comme telle,
l’abstention peut avoir un rôle de protestation politique et elle peut exprimer, quand elle a
une ampleur pareille, pour une part, un mécontentement à l’égard des politiques.
L’abstention est communément lue comme un signe de désintéressement de la politique alors que
vous semblez dire qu’au contraire, il s’agit d’un signe politique très fort…
A.M. Oui, ce retrait de la décision électorale, ce n’est pas forcément de l’indifférence ou de
la distance. Il veut signifier une sanction. On a vu des électeurs proches de tel ou tel
parti, y compris proches du gouvernement, qui sur tel ou tel aspect d’une réforme se trouvent
en porte-à-faux et souhaitent exprimer un mécontentement ponctuel par la voix de l’abstention.
Aux européennes, une partie de l’abstention relève de ce ressort-là : on veut envoyer un
signal d’un mécontentement sans pour autant voter pour une autre force.
En tout cas, dans ces élections, les votes socialistes ne se sont pas reportés plus à gauche…
A.M. N’oublions jamais que dans ce scrutin européen, six Français sur dix n’ont pas été voter.
On ne sera jamais assez prudent pour décalquer ces résultats sur des élections nationales à
venir. Cela étant dit, il est vrai qu’on avait un Président et un Premier ministre avec une
cote de popularité au plus bas, qui sortent vainqueurs de ces élections : les votants n’ont
pas mobilisé le vote protestataire, alors que peut-être les abstentionnistes ont mobilisé
l’abstention protestataire. Les électeurs ont au contraire mobilisé des votes extrêmement
pragmatiques. Ils ont fait confiance à la droite qui gouverne et qui fait partie du groupe
majoritaire au Parlement européen. Et ils ont fait confiance à des listes européennes déjà aux
manoeuvres et proposant des réponses très précises aux enjeux de l’écologie et de
l’environnement. Ils n’ont pas joué sur les hypothétiques alternatives dont ils savent
qu’elles ne viendront pas. C’est quasiment une sorte de « vote utile européen », au sens du
vote pragmatique, dans la recherche d’efficacité politique.
Comment comprendre la volatilité des électeurs que vous avez mise en évidence entre le scrutin
présidentiel et les législatives de 2007 ?
A.M. Les électeurs sont confrontés à une situation politique brouillée, plus difficile à
déchiffrer. Même le clivage gauche-droite est malmené puisqu’on a aujourd’hui des forces
politiques qui tentent justement de s’imposer comme ni de gauche ni de droite. Ce qui n’est
pas sans écho puisqu’un tiers de la population se classe « ni à gauche, ni à droite ». Et
quatre jeunes sur dix refusent de se classer dans la gauche ou la droite. S’ajoute à cela
aussi une individualisation croissante des valeurs, comme les façons de construire ses choix
en politique. Ainsi, au travers de cette individualisation, il faut que chacun puisse
retrouver dans une force politique le bricolage de valeurs, de choix, de convictions que
l’individu s’est construit par lui-même avec des allégeances sociales et politiques moins
fixes que par le passé.
Mais cela ne risque-t-il pas d’entraîner la création de familles politiques « fourre-tout »,
au spectre tellement large qu’on ne voit plus de quelles valeurs elles se réclament ?
A.M. Absolument. Mais l’électeur est aussi très contradictoire. Plus il y a de choix variés,
plus il dit qu’il ne sait plus comment choisir, que cela le déboussole. Si on passait à un
système politique avec un nombre resserré de partis, les électeurs diraient probablement
qu’ils ne peuvent pas s’exprimer. C’est une question essentielle très actuelle. On observe de
fortes abstentions dans des pays bipartisans (dont les Etats-Unis) comme dans des pays
multipartisans tels que le nôtre. C’est difficile de savoir si les forces politiques ont
plutôt intérêt à se regrouper ou pas. Et ce n’est pas aux politologues de répondre. C’est aux
politiques d’apporter une réponse sur la manière de s’organiser.
Paru dans Regards, n°63, été 2009
*Anne Muxel est directrice de recherches CNRS en science politique au CEVIPOF. Coauteure avec
Bruno Cautrès de Comment les électeurs font-ils leur choix ? Le Panel électoral français 2007,
éd. Presses de Sciences Po, 2009. A publié également Toi, moi et la politique. Amour et
convictions, éd. du Seuil, 2008.
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Vous traiterez au choix un des sujets suivants :
1er sujet : dissertation
Qu'est-ce qu'un candidat ?
2ème sujet : commentaire de texte
Libération 18/03/2010
Il faut rendre le vote obligatoire
Par ALAIN DUHAMEL
Le premier tour des élections de dimanche dernier, a été un désastre civique et une humiliation pour le monde politique. Le taux d’abstention a dépassé les 53 %, un record absolu pour des
élections régionales. Il ne s’agit en rien d’un simple mouvement d’humeur ou d’une exception erratique. Bien au contraire, la participation électorale ne cesse de régresser. Seule l’élection
présidentielle mobilise régulièrement. Pour le reste, il faut des circonstances exceptionnelles (référendum de Maastricht, élections législatives de 1997) pour faire reculer l’abstention. En
revanche, qu’il s’agisse des élections législatives (2007), des élections municipales (2008) ou des élections européennes (2009), le verdict
est le même : la France vote de moins en moins, comme d’ailleurs en règle générale toutes les vieilles démocraties occidentales. Le droit de vote et le suffrage universel ont été les conquêtes
démocratiques majeures, souvent acquises au prix du sang. Dans les pays despotiques, semi-despotiques ou totalitaires, elles demeurent des objectifs héroïques pour lesquelles des citoyens
prennent le risque de la mort, de l’emprisonnement, de persécutions (Irak, Iran, Chine, Russie etc.). Ici, elles deviennent en revanche un moyen d’expression délaissé, ignoré, notamment par la
fraction la plus déshéritée de la population. Le vote ne fait plus recette, le suffrage universel redevient un suffrage censitaire, utilisé par les électeurs les mieux intégrés, abandonné
par les autres comme une épée sans lame. Naturellement, on brandit toute une série d’explications qui se veulent autant d’excuses : les élections régionales ne sont ni enracinées, ni identifiées.
Pour la première et pour la dernière fois, elles n’étaient pas jumelées avec d’autres élections. La stratégie de la droite parlementaire était absurde, la campagne
a été lamentable de tous les côtés. La violence de la crise a imposé l’idée de l’impuissance de la politique (même si en réalité on peut soutenir la thèse exactement inverse). L’anxiété, la
colère, le désenchantement démobilisent les électeurs. Le règne du libéralisme, de l’individualisme, du consumérisme sont autant de facteurs éloignant le citoyen des urnes.
Il y a du vrai dans presque chacune de ces explications mais celles-ci ne répondent pas à la question : peut-il exister une démocratie légitime sans électeur ? Quel est le fondement d’un régime
dont les citoyens refusent la participation la plus élémentaire, celle du vote ? Quelle est la valeur de décisions politiques s’appuyant sur un nombre décroissant de citoyens actifs ? Certains
répliquent que c’est à la politique et aux politiques de changer, qu’alors les citoyens retrouveront le chemin des isoloirs. Outre que rien ne le prouve pour les raisons sociologiques déjà
évoquées, il faudrait que les électeurs admettent la réalité de ces changements. En période de crise, ouverte il y a trente-cinq ans, très accentuée depuis deux ans, on peut en douter. Reste la
voie du vote obligatoire. Elle n’a rien d’utopique, puisqu’elle est mise en oeuvre en Belgique, au Luxembourg, au Danemark, en Italie, en Australie et dans la plupart des démocraties
sudaméricaines. Mieux : elle y produit les effets recherchés, puisque la participation électorale y est nettement plus élevée que dans les autres démocraties. L’objectif est atteint. Il est
parfaitement légitime, la citoyenneté étant à la fois un droit et un devoir. Chacun considère qu’il a droit aux garanties de la solidarité nationale (santé, retraites, revenus minimums etc.) et à
toutes les formes de sécurité et de liberté que l’Etat démocratique est censé garantir. En échange, le citoyen est supposé
respecter les lois, jadis participer à la défense nationale et toujours accomplir son devoir électoral. S’il est vrai que la République n’atteint pas toujours ses objectifs (le citoyen non plus),
le seul moyen d’y remédier est justement de faire pression par son vote. Le suffrage universel est la seule source de légitimité, s’en exempter revient à affaiblir la démocratie.
On dira qu’inciter à voter ceux qui n’en n’ont pas envie serait artificiel : ce le serait beaucoup moins que d’accepter que les élus soient désignés par une toute petite minorité : dans le cas de
triangulaires, nombreuses dimanche prochain, la liste victorieuse pourrait représenter en fait le cinquième des citoyens si l’abstention reste ce qu’elle a été. Au nom de quoi critiquer, pester,
contester, revendiquer, s’opposer si l’on a renoncé à utiliser l’arme la plus démocratique, celle du suffrage universel ? Les nombreux adversaires du vote obligatoire prétendent qu’il casse le
thermomètre. Cela vaut mieux que de laisser la maladie s’étendre.Sans majorité représentative, il n’y a pas de démocratie légitime, et c’est là l’essentiel.